La justice argentine fait passer le franquisme à la barre

Abonnés
  • Rodolfo Martín Villa inquiété par la justice.
    Rodolfo Martín Villa inquiété par la justice. EFE - JUANJO MARTIN
Publié le , mis à jour
Fabien Palem

Une plainte déposée il y a dix ans, à Buenos Aires, cherche à condamner les rares responsables et tortionnaires du régime encore en vie. Une course contre-la-montre, à laquelle s'est récemment invité le coronavirus.

Un haut dignitaire franquiste à la barre. Voilà la scène, absolument inédite, qui s'est déroulée le 3 septembre dernier, au sein de l'ambassade d'Argentine à Madrid.

D'un côté, sur le banc du prévenu : Rodolfo Martín Villa, le plus haut responsable de la dernière dictature espagnole encore en vie. À 85 ans, cet homme semblait davantage menacé par le coronavirus que par la justice. Destiné à mourir en toute impunité, comme le reste des responsables du régime, cet ex-gouverneur du Caudillo est finalement rattrapé par une plainte en provenance du bout du monde.

Déposée il y a dix ans (voir encadré), cette plainte a pour objectif de condamner les derniers responsables et tortionnaires franquistes toujours vivants. Sont invoqués des "crimes de génocide et/ ou de lèse humanité, commis entre le 17 juillet 1936 et le 15 juin 1977". Des qualifications considérées comme imprescriptibles et jugeables depuis n'importe quel pays, selon le principe de juridiction universelle.

La plainte argentine en cinq dates

14 avril 2010. Deux citoyens hispano-argentins déposent une plainte pour dénoncer des crimes "de génocide et/ ou crimes de lèse humanité" qui auraient été commis en Espagne entre le 17 juillet 1936 (coup d'État franquiste) et le 15 juin 1977 (premières élections depuis la guerre civile). Des centaines de plaignants suivront.

Mai 2014. María Romilda Servini, la juge argentine en charge du dossier, se rend en Espagne. Elle y recueille les témoignages de dizaines de plaignants, en Andalousie, au Pays basque et à Madrid.

30 septembre 2016. Une circulaire de la Procureure générale espagnole ordonne aux procureurs provinciaux de ne pas collaborer avec la procédure argentine en cours.

2 juillet 2017. Première exhumation d'un corps de victime ordonnée par la justice argentine. La dépouille de Timoteo Mendieta est retirée de la fosse commune du cimetière de Guadalajara (Castilla-La Mancha) où elle se trouvait pour être enterrée dignement, devant les yeux de sa fille Ascención, alors âgée de 91 ans.

3 septembre 2020. Comparution de Martin Villa devant la juge Servini. L'ex haut dignitaire franquiste et ministre de la "Transition" comparaît par écrans interposés, depuis le siège de l'ambassade du pays sud-américain à Madrid.

3 septembre 2020. Comparution de Martin Villa devant la juge Servini. L'ex haut dignitaire franquiste et ministre de la "Transition" comparaît par écrans interposés, depuis le siège de l'ambassade du pays sud-américain à Madrid.

Pandémie oblige, aucun des acteurs de ce procès argentin jugeant des faits espagnols ne peut traverser l'Atlantique. C'est donc assis devant un écran, mis en place par le personnel consulaire du pays sud-américain, que le prévenu a déclaré, selon la presse espagnole : "La Transition fut le contraire d'un génocide". La "Transition démocratique" s'étale de la mort du dictateur Franco, le 20 novembre 1975 jusqu'au début des années 1980, selon les historiens. Une période durant laquelle l'Espagne se dote d'une nouvelle constitution (1978) et devient une monarchie parlementaire.

Une mutation qui s'opère sans aucun procès à l'encontre des responsables de la dictature, en vertu de la loi d'amnistie (1977), qui libère les prisonniers et protège les tortionnaires. Les faits reprochés à Martín Villa (répressions policières et morts de militants politiques) ont justement lieu durant cette période, alors qu'il occupait le poste de ministre de l'Intérieur.

Un documentaire pour rompre le "pacte de l'oubli"

L'histoire de la plainte argentine contre les crimes franquistes, ses origines et son actualité constituent le fil rouge du film documentaire "El silencio de otros", traduit "Le silence des autres" en français. Réalisé par Almudena Carracedo et Robert Bahar, ce documentaire a déjà glané une quarantaine de prix nationaux et internationaux, en particulier le Goya de meilleur film documentaire et le prix du public de la Berlinale. Après une sortie sur grand écran en novembre 2018, "El silencio de otros" a connu une diffusion record pour un documentaire (près d'un million de téléspectateurs) sur la télévision publique espagnole, en avril 2019. Les victimes et parents de victimes du franquisme, principaux protagonistes de ce long-métrage, s'y trouvent accompagnés par les avocats espagnols et argentins composant l'équipe juridique mobilisée depuis 2010. Ils y partagent leur souhait de rompre avec ce qu'ils appellent le "pacte de l’oubli", scellé à travers la loi d'amnistie de 1977, et de faire condamner les coupables via la justice argentine.

De l'autre côté de l'écran, à Buenos Aires, se dresse un des personnages-clés de ce procès exceptionnel : la juge argentine María Romilda Servini. À 83 ans, Servini, l'une des juges les plus médiatiques de son pays, est consciente qu'elle a l'occasion de conclure son interminable carrière en entrant dans l'histoire.

C'est en 2010 que ce dossier judiciaire naît, de la rencontre entre des militants et des juristes des deux pays. "Emilio Silva, l'un des piliers de la lutte mémorielle en Espagne, est venu nous rendre visite à Buenos Aires, pour dessiner un plan d'attaque, se souvient Matias Bailone, à l'époque secrétaire du juge fédéral Zaffaroni et architecte de la stratégie judiciaire. Depuis le début, l'idée était claire : poursuivre la dictature espagnole depuis l'Argentine, comme le juge espagnol Garzón avait poursuivi la dictature argentine depuis l'Espagne". Baltasar Garzón s'est notamment fait un nom pour avoir orchestré la détention du dictateur chilien Pinochet, le 18 octobre 1998 à Londres. Acclamé par les militants des droits humains, Garzón a tout tenté pour chasser les fantômes de son propre pays, jusqu'à son exclusion de la magistrature par la Cour suprême, en 2012. L'une des principales cibles du juge Garzón était Antonio González Pacheco, alias Billy El Niño, un policier tortionnaire du franquisme, médaillé en démocratie. Jamais la justice espagnole n'a menacé Billy El Niño. Cet homme, incarnation de l'impunité franquiste, a coulé des jours heureux dans un quartier chic de Madrid jusqu'à trouver la mort à 74 ans, en mai 2020, emporté par le coronavirus.

La mémoire espagnole secouée

Le président de gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sánchez, avait déclaré à l'été 2018 vouloir faire de la mémoire historique l’un des piliers de son mandat. Si les conséquences de la guerre civile et du franquisme constituent une affaire bien espagnole, celle-ci pousse parfois les politiques à traverser des frontières. Sánchez l'a compris quand, en février 2019, il s'est rendu sur les tombes du président républicain Manuel Azaña et du poète Antonio Machado, respectivement à Montauban et Collioure. Entre actes symboliques et avancées juridico-légales, la mémoire historique divise toujours en Espagne.

Le débat sur la monarchie

"Le général Franco est pour moi un exemple vivant. J’ai pour lui une très grande affection et admiration." Prononcés devant les caméras de la télévision suisse en 1969, ces propos viennent du futur roi Juan Carlos, alors prince d'Espagne. Considéré comme un personnage-clé de la "Transition démocratique", Juan Carlos est aujourd'hui menacé par la Justice. Il a tout récemment quitté l'Espagne, à la surprise générale, générant une nouvelle polémique. Longtemps marginalisé, le débat sur la république gagne du terrain dans le pays, notamment dans les universités.

Le corps de Franco

L'image a fait le tour du monde, fin octobre 2019. Le transfert du corps du dictateur en hélicoptère, depuis son mausolée pharaonique (le Valle de los caídos) jusqu'au cimetière de Mingorrubio réveille alors les débats que tout le monde croyait enfouis en Espagne. La hausse de la fréquentation du Valle de los caídos avant l'exhumation du corps de Franco inquiète, tout comme la faune présente lors de l'enterrement du dictateur. Les associations de victimes du franquisme, de leur côté, en exigent davantage au gouvernement de Sánchez : exhumation des fosses communes, identification des corps, tests ADN des bébés volés durant la dictature...

La coopération avec la justice argentine.

La circulaire datant de septembre 2016, qui somme les procureurs provinciaux à ne pas collaborer avec la justice argentine, vient d'être annulée par l'actuelle proc', Dolores Delgado, précédemment ministre de la Justice du gouvernement de Sánchez. Une décision qui permettra le respect de la convention bilatérale en matière de justice pénale. De quoi donner l'espoir aux plaignants, qui espèrent la condamnation de Martín Villa ainsi que d'autres membres de l'appareil répressif du régime, aussi accusés de torture : Antonio Garrido Fernández, Manuel Ballestros, Atilano Del Valle Oter...

Cet article est réservé aux abonnés
Accédez immédiatement à cet article
2 semaines offertes
Cet article est réservé aux abonnés
Accédez immédiatement
à cet article à partir de
2,49€/mois